Raréfaction de la ressource hydraulique et concession hydroélectrique

L’influence du changement climatique sur la gestion de la ressource hydraulique se fait de plus en plus prégnante, comme le montre la multiplication et la récurrence des épisodes de sécheresse. Au-delà des conséquences affectant le niveau et la fréquence des précipitations, la hausse des températures renforce le phénomène d’évaporation, ce qui augmente in fine l’intensité et la durée des sécheresses.

Dans un rapport d’information de 2019 relatif à l’adaptation de la France aux dérèglements climatiques à l’horizon 2050, la délégation à la prospective du Sénat indiquait que le débit moyen annuel des cours d’eau métropolitains pourrait baisser de l’ordre de 10 à 40 % à l’horizon 2046-2065 (selon des chiffres issus du projet Explore 70).

Cette évolution de la ressource en eau affecte l’ensemble des usagers de l’eau et la manière dont ceux-ci pourront la partager. Elle impacte donc nécessairement la production électrique réalisée grâce aux barrages construits sur de nombreux cours d’eau du territoire français, ce dont la presse se fait de plus en plus souvent l’écho (S. Wajsbrot, « Sécheresse : les barrages hydroélectriques sous haute surveillance », Les Echos, 18 mai 2022 ; M. Cessac, « La sécheresse complique encore le casse-tête de la production d’électricité », Le Monde, 18 juillet 2022).

Un arrêt rendu le 28 novembre 2022 par la Cour administrative d’appel de Marseille dans une affaire (n° 20MA00011) opposant l’attributaire de la concession hydroélectrique du Torrent du Gâ à l’État démontre une nouvelle fois comment les contraintes environnementales affectent les opérateurs économiques et les projets d’aménagement du territoire. 

Attribution d’une concession hydraulique et information relative aux débits

Au-delà du seuil de 4,5 MW, les barrages et usines hydroélectriques sont en principe exploités dans le cadre d’un contrat de concession attribué par l’État. Cette activité est donc régie par un corpus complexe de règles en grande partie inscrit dans le code de l’environnement, le code de la commande publique et le code de l’énergie.

Jusqu’à leur codification dans le code de l’énergie en 2011 (pour la partie législative) et en 2015 (pour la partie réglementaire), les règles spécifiques applicables à l’attribution et à l’exécution des concessions hydroélectriques étaient fixées par la loi du 16 octobre 1919 relative à l’utilisation de l’énergie hydraulique et par le décret n° 94-894 du 13 octobre 1994 relatif à la concession et à la déclaration d’utilité publique des ouvrages utilisant l’énergie hydraulique.

L’attribution d’un contrat de concession pour l’aménagement d’un barrage est susceptible d’être soumise à des obligations préalables de publicité et de mise en concurrence lorsque le contrat à attribuer n’entre dans aucun cas d’exclusion.

Aux termes du décret du 13 octobre 1994 précité, applicable en l’espèce, la signature du contrat de concession devait être précédée, d’une part, d’une phase de sélection permettant de désigner l’opérateur ou le groupement attributaire et, d’autre part, d’une phase d’instruction du dossier de l’attributaire, qualifié de « demande de concession ».

Les candidats à l’attribution d’un contrat public doivent disposer de l’intégralité des informations nécessaires à l’établissement de leur offre (CE, 2 juillet 1999, Sté Bouygues, n° 206749). Conformément à ce principe, l’article 2-6 du décret du 13 octobre 1994 prévoyait que le dossier de consultation remis aux candidats admis à présenter une offre devait comporter un « document de présentation des caractéristiques et exigences minimales de la concession envisagée ». Ce document devait impérativement inclure les principaux paramètres relatifs aux débits et niveaux d’eau.

Les candidats doivent en effet connaître ces informations essentielles pour être en mesure de construire une offre financière solide, susceptible de les engager vis-à-vis de l’État pour plusieurs dizaines d’années.

Raréfaction de la ressource hydraulique et indemnisation de l’attributaire

L’arrêt rendu le 28 novembre 2022 par la Cour administrative d’appel de Marseille relative à la concession du Torrent du Gâ démontre l’importance de la ressource hydraulique et de l’exactitude des données mises à la disposition des candidats.

Le 29 mars 2011, l’Etat a publié un avis d’appel public à la concurrence en vue de l’attribution de cette concession sur le territoire de la commune La Grave dans le département des Hautes-Alpes.

Le 16 mai 2012, les services de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement du territoire et du logement (DREAL) de Provence-Alpes-Côte d’Azur ont invité les candidats à prendre en compte, pour l’établissement de leur offre, une valeur moyenne de débit du torrent de 1 440 litres par seconde.

Lors de la remise de leur offre en septembre 2012, les sociétés candidates (ultérieurement désignées attributaires) ont produit une étude mesurant un débit de 1 290 litres par seconde. On comprend que cette étude a été utilisée pour construire ladite offre.

Il résulte par ailleurs de l’arrêt que ces sociétés ont finalement conclu que le débit moyen effectif était de 1 083 litres par seconde lors de la préparation de leur dossier de demande de concession, postérieurement à l’attribution du contrat. Il semble que ces données aient empêché – ou dissuadé – le groupement de remettre un dossier de demande de concession conforme aux exigences fixées dans le cadre de la procédure.

Le 21 mars 2017, l’Etat a mis en demeure le groupement de produire un dossier de demande de concession finalisé dans un délai d’un mois. A défaut, l’Etat se réservait la possibilité de déclarer sans suite la procédure d’appel d’offres.

Le groupement a alors formé un recours indemnitaire devant le Tribunal administratif de Marseille afin d’obtenir l’indemnisation des dépenses et frais engagés dans le cadre de ce projet. Par un jugement du 5 novembre 2019, le Tribunal a rejeté la requête au motif que « les sociétés n’établissaient pas qu’en lui fournissant des informations relatives au débit du torrent prétendument erronées, l’Etat aurait commis une faute de nature à engager sa responsabilité ».

Le groupement ayant interjeté appel, la Cour administrative d’appel de Marseille était appelée à se prononcer sur ce litige.

Un débat sur la preuve du fait générateur

Par son arrêt du 28 novembre 2022, la Cour a rejeté la demande indemnitaire du groupement.

Sur le plan du principe, elle ne semble pas contester la possibilité d’engager la responsabilité de l’Etat en cas de communication de données erronées ou de promesses non tenues. Cette possibilité est admise de manière constante par la jurisprudence (voir en ce sens par exemples : CE, 5 avril 2004, Cne de Marly, n° 241790 ; CE, 30 mai 2005, M. Tordjman, n° 265307).

Le Tribunal et la Cour se sont toutefois montrés particulièrement exigeants quant à la preuve de l’existence de données erronées.

En première instance, le Tribunal avait considéré que le caractère erroné de l’étude initiale indiquant un débit de 1 440 litres par seconde n’était pas démontré. Il avait également noté que l’étude indiquant une valeur de 1 083 litres par seconde résultait d’une modélisation et non d’un relevé physique.

En appel, les sociétés requérantes avaient produit des photographies et une attestation faisant état de l'installation d'une échelle limnimétrique et d'une sonde afin de démontrer que le calcul du débit a été effectué par un relevé physique et non par une simple modélisation.

La Cour balaie toutefois ces éléments complémentaires en considérant que « à supposer même que des relevés physiques aient été effectués, il n'est pas établi, ni même sérieusement soutenu, que ces relevés auraient pu permettre de mesurer avec une approximation suffisante le « module » du débit, c'est-à-dire le débit moyen calculé sur une base interannuelle » (point 4).

De ce fait, le juge estime donc que l’indemnisation n’a pas lieu d’être car rien ne prouve suffisamment l’existence d’informations erronées.

Cette situation n’est pas sans rappeler les décisions rendues par les juridictions administratives au sujet de l’engagement de la responsabilité de l’Etat concessionnaire en cas de modification unilatérale d’un contrat de concession. Après que le Conseil constitutionnel a confirmé le principe d’indemnisation du concessionnaire dans une telle hypothèse (Cons. Const., 24 juin 2011, Sté EDF, n° 2011-141 QPC), les juridictions administratives ont successivement confirmé ce principe tout en écartant sa mise en œuvre de manière systématique pour des raisons plus ou moins critiquables concernant la preuve produite par le requérant (CE, 26 décembre 2013, Ministre de l’écologie, de l’énergie et du développement durable, n° 359230 ; CAA Paris, 25 mai 2020, Ministre de la transition écologique et solidaire, n° 18PA03961).

Bien que libéral sur le plan des principes d’engagement de la responsabilité de la puissance publique, le juge peut s’avérer particulièrement exigeant dans son examen des circonstances factuelles et des conditions fixées par la jurisprudence. Afin d’anticiper cette difficulté, il est essentiel de tenter d’obtenir la désignation d’un expert par le Tribunal, en référé ou au fond. Le juge sera souvent plus réticent à écarter le travail d’un expert désigné de cette façon.

Rémi Ducloyer et Madeleine Oulié