Retour sur la jurisprudence Dehaene
Droit de grève et continuité du service public
L’actualité, marquée par les mouvements de grève liés à la réforme des retraites, nous invite – comme de coutume – à nous référer aux grands auteurs et à nous plonger dans Les Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative (le « GAJA » pour les intimes).
La conciliation du droit de grève et de la continuité du service public, qui a donné lieu à l’arrêt d’assemblée Sieur Dehaene rendu le 7 juillet 1950 (Rec. 426), fournit à cet égard un nouvel exemple du caractère éminemment jurisprudentiel du droit administratif français.
Dans le silence de la loi
Le 7ème alinéa du Préambule de la Constitution de la IVème République (27 oct. 1946), auquel se réfère le Préambule de la Constitution de la Vème République (4 oct. 1958), énonce que « Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ».
Ces lois n’ayant pas nécessairement été adoptées, il est revenu au juge administratif de se prononcer sur l’application de ces dispositions au droit de grève des fonctionnaires et, dans le cas particulier de la décision Sieur Dehaene, sur la conformité de sanctions prises à l’encontre de fonctionnaires ayant cessé temporairement leurs fonctions dans le cadre d’un mouvement de grève.
Par cette décision, le Conseil d’Etat a jugé qu’en affirmant le principe inscrit au 7ème alinéa du Préambule de 1946, « l’Assemblée constituante a entendu inviter le législateur à opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève constitue une modalité et la sauvegarde de l’intérêt général auquel elle peut être de nature à porter atteinte ». Constatant la carence du législateur, le Conseil d’Etat en a tiré la conclusion « qu’en l’état actuel de la législation, il appartient au gouvernement, responsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer lui-même, sous le contrôle du juge, en ce qui concerne ces services, la nature et l’étendue desdites limitations ».
Si elle a pu être précisée, actualisée, étendue, cette jurisprudence continue aujourd’hui de faire autorité en matière de réglementation du droit de grève dans les services publics.
Extension de la jurisprudence Dehaene aux personnes privées
Alors que 17 des 58 réacteurs du parc nucléaire d’EDF étaient arrêtés pour la réalisation d’opérations de maintenance et de renouvellement du combustible usagé au début du printemps 2009, des mouvements de grève ont affecté l’activité de l’entreprise et entraîné un décalage des opérations de redémarrage. Le Directeur général délégué de l’entreprise a décidé de réquisitionner des salariés chargés des opérations et le Directeur de l’optimisation amont aval et du trading a demandé la disponibilité au plus tôt à la sollicitation du réseau électrique de 6 réacteurs.
Plusieurs syndicats ont alors formé des recours en annulation contre ces décisions devant le Conseil d’Etat. Ils soutenaient en particulier que les dirigeants de la société EDF, désormais constituée sous la forme d’une personne morale de droit privé, n’étaient pas compétents pour réglementer le droit de grève au sein des centrales nucléaires.
Par un arrêt d’assemblée Fédération Force Ouvrière Energie et Mines du 12 avril 2013, le Conseil d’Etat a actualisé la jurisprudence Dehaene et confirmé que celle-ci s’étend bien à un organisme de droit privé lorsque celui-ci est « responsable » du service public. Dans cette hypothèse, les organes dirigeants de l’organisme concerné sont compétents pour déterminer les limitations à l’exercice du droit de grève (n° 329570).
Le Conseil d’Etat a ainsi considéré que la société EDF est responsable d’un service public en ce qu’elle exploite les centrales nucléaires, qui contribuaient alors à hauteur de près de 80 % à la production nucléaire en France. Cette question n’était pas nécessairement évidente dans la mesure où la production d’électricité ne constitue pas en elle-même une activité de service public. Ce sont les caractéristiques spécifiques de la place d’EDF sur le marché français et de l’activité nucléaire qui ont motivé cette décision.
La Haute juridiction en a conclu que les dirigeants d’EDF étaient compétents pour édicter les règles applicables en cas de grève dans les centrales nucléaires afin d’assurer la continuité de l’exploitation et de l’approvisionnement du pays en électricité.
Responsabilité du fonctionnement du service public
Dans la décision Fédération Force Ouvrière Energie et Mines précitée, il est important de relever l’usage de l’expression « responsable » d’un service public, emprunté à la jurisprudence de section Commune d’Aix-en-Provence du 6 avril 2007 (n° 284736). Dans cette affaire relative à l’association organisant le festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, le Conseil d’Etat a en effet distingué la responsabilité d’un service public confiée à une personne privée, d’une part, de la dévolution d’un service public à une personne privée, d’autre part.
Lorsque le service public est concédé, la responsabilité du service public incombe toujours à l’autorité concédante. Il incombe en conséquence à cette autorité de fixer elle-même la nature et l’étendue des limitations apportées au droit de grève, comme le Conseil d’Etat l’a jugé au sujet des concessions d’autoroutes (CE, 5 avr. 2022, Sté Cofiroute, n° 450313).
Les hypothèses dans lesquelles une personne privée est directement investie d’une mission de service public peuvent être diverses. Mais il est plus particulièrement possible de les rencontrer lorsque cette personne privée est propriétaire des infrastructures affectées à l’exécution du service public, par opposition aux concessions dans le cadre desquelles ces infrastructures constituent des biens de retour appartenant à l’autorité concédante.
La réglementation du droit de grève demeure en tout état de cause conditionnée à la démonstration de la nécessité et de la proportionnalité des mesures décidées, mais également à l’absence de solution alternative.
Actualité de cette jurisprudence
Dans le contexte du mouvement de grèves lié à la réforme des retraites, le juge des référés du Tribunal administratif de Pau a très récemment confirmé l’actualité de cette jurisprudence.
Saisi d’une requête en référé-liberté tendant à la suspension de l’exécution d’une décision d’une entreprise prévoyant la possibilité de recourir à la réquisition de salariés destinés à assurer la continuité du service public du transport du gaz, le juge a confirmé que les organes dirigeants de l’entreprise étaient compétents pour déterminer les limitations à apporter au droit de grève des personnels de l’entreprise.
Il a par ailleurs jugé que, au cas d’espèce, les conditions de nécessité et de proportionnalité étaient satisfaites, ce qui l’a conduit à rejeter la requête (n° 2300604).
Rémi Ducloyer