Référé précontractuel judiciaire : la vérité est ailleurs
Sanction du manquement d’une entité adjudicatrice à ses obligations de publicités et de mise en concurrence devant le juge judiciaire
En partenariat avec un excellent confrère (mais néanmoins ami), le cabinet Bréon Ducloyer Avocats vient de faire constater par le juge du référé précontractuel du tribunal judiciaire de Paris les manquements d’une entité adjudicatrice à ses obligations de publicité et de mise en concurrence.
Référé précontractuel devant le juge judiciaire
Si le juge administratif est compétent pour statuer sur les litiges relatifs à la passation et à l’exécution des contrats administratifs, il n’en va pas de même s’agissant des litiges de même nature qui concernent les contrats de droit privé. Or, la passation de nombreux contrats de droit privé est soumise au respect de mesures préalables de publicité et de mise en concurrence, à l’instar des marchés publics relevant de l’office du juge administratif.
Les directives européennes régissant les marchés publics des pouvoirs adjudicateurs (2014/24/UE) et des entités adjudicatrices (2014/25/UE) s’appliquent aux contrats passés par les entités répondant à ces qualifications indépendamment de leur statut juridique (administration de l’Etat, collectivité territoriale, établissement public, entreprise publique, groupement d’intérêt économique…).
Les contrats de la commande publique ne se réduisent donc pas aux seuls contrats administratifs et nombre d’entre eux sont régis par le droit privé, tels les contrats conclus par des sociétés de droit privé.
Dans cette hypothèse, l’acheteur public (pouvoir adjudicateur ou entité adjudicatrice) doit prendre en compte la spécificité du droit privé lors de la rédaction du projet de contrat. Les candidats doivent de leur côté garder à l’esprit que les juridictions judiciaires sont compétentes lorsqu’ils envisagent de former un référé précontractuel, que ce soit en cours ou à l’issue de la procédure de passation.
Le tribunal judiciaire territorialement compétent, en application du code de l’organisation judiciaire, est en principe indiqué dans l’avis de marché publié au Journal officiel de l’Union européenne (JOUE) ou dans le Bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP).
Offres « inacceptables »
Dans l’affaire qui nous intéresse ici, une entité adjudicatrice constituée sous la forme d’une société anonyme avait lancé une procédure de consultation en vue de la passation d’un accord-cadre à bons de commande portant sur la fourniture de matériels de détection de réseaux et des prestations associées.
A l’issue de plusieurs tours de négociation, les candidats ont remis leurs meilleures offres pour l’attribution des différents lots de ce marché public.
Certains candidats ont néanmoins eu la désagréable surprise de recevoir une lettre les informant que leurs offres étaient « inacceptables » au sens de l’article L. 2152-3 du code de la commande publique, c’est-à-dire qu’elles excèderaient les crédits budgétaires alloués au marché, déterminés et établis avant le lancement de la procédure. Il en résultait que ces offres avaient été jugées irrégulières et n’avaient en principe pas fait l’objet d’un classement.
Surpris par ce motif de rejet alors même que les niveaux de prix n’avaient pas fait l’objet de discussions particulières au cours des négociations, plusieurs candidats évincés ont décidé de demander des précisions à l’entité adjudicatrice. Un premier candidat représenté par le cabinet, suivi ultérieurement par un second, a donc saisi le juge du référé précontractuel du tribunal judiciaire de Paris afin que celui-ci enjoigne à ladite entité de se conformer à ses obligations de publicité et de mise en concurrence.
Substitution de motifs
Après la saisine du juge du référé précontractuel, les candidats évincés ont reçu de nouvelles lettres dans laquelle l’entité adjudicatrice a reconnu avoir commis une « erreur matérielle » en qualifiant d’inacceptables les offres non retenues. Par ces nouvelles lettres, l’entité adjudicatrice a substitué à ces premiers motifs de nouveaux motifs de rejet en exposant que les offres remises auraient bien été classées mais qu’elles n’auraient pas été jugées comme étant les offres économiquement les plus avantageuses.
Le droit – en général – et le droit de la commande publique – en particulier – a ceci de vertigineux qu’il est possible – sans rougir – de revenir devant le juge en expliquant que tout ce qui avait été exposé était en fait matériellement erroné et que la vérité – en toute « transparence » - était ailleurs.
Confronté à la nécessité de vérifier le respect des principes de transparence et d’égalité de traitement, le juge du référé précontractuel devait donc déterminer si un manquement avait été commis en l’espèce et quelles conséquences devaient être tirées, le cas échéant.
Au terme d’une première instance - pourtant engagée postérieurement, le juge du référé précontractuel du tribunal judiciaire a considéré qu’eu égard aux nombreuses erreurs commises par l’entité adjudicatrice lors de l’attribution des lots du marché litigieux, les critiques formulées par la requérante étaient « vraisemblables » et pouvaient ainsi démontrer que celle-ci était « susceptible d’être lésée par un examen des offres dont l’impartialité objective est mise en doute ». Le juge a donc ordonné à l’entité adjudicatrice, si elle entendait poursuivre la procédure de passation de ce marché, de reprendre la procédure d’attribution pour plusieurs lots au stade de l’analyse des offres.
Au terme d’une seconde instance dans laquelle le cabinet représentait la requérante, le juge du référé précontractuel du tribunal judiciaire (différent du premier en raison des méandres du calendrier judiciaire) est allé plus loin. Après avoir demandé à l’entité adjudicatrice de communiquer à la requérante les caractéristiques et avantages des offres retenues, il a constaté que la première ne s’était pas conformée à ses obligations. Les débats contentieux ont par ailleurs montré que l’analyse conduite par l’acheteur était entachée de nombreuses incohérences et que certaines offres écartées étaient en fait bien plus avantageuses que les offres retenues. La procédure ayant déjà été suspendue, le juge a donc condamné l’acheteur aux dépens et au versement d’une indemnité à la requérante sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
A l’issue de ces deux procédures, l’entité adjudicatrice est libre de reprendre la procédure d’attribution, sous réserve de se conformer à ses obligations de publicité et de mise en concurrence.
Dans cette hypothèse, elle devra appliquer de manière impartiale les critères d’appréciation des offres et attribuer les différents lots litigieux aux entreprises ayant remis les offres économiquement les plus avantageuses, sans réitérer les erreurs commises lors de la première analyse. A défaut, elle s’exposerait potentiellement à de nouvelles saisines du juge du référé précontractuel, voire à l’engagement de sa responsabilité devant les juridictions compétentes.